
Le premier voyage du vieux bateau du futur
Arthur
6/15/2025



Le 8 avril dernier, le Skjoldnaes entame son premier voyage depuis plus de dix ans et nous, notre premier voyage à la voile.
La veille - 13h : Je suis stressé, très très stressé. Pour plusieurs raisons qui auraient du me pousser à reporter le voyage. C'est la première fois que j'emmène l'équipage à plus d'une ou deux heures du port de Gruissan. Demain nous partons pour un mois, à remonter lentement mais surement la côte méditerranéenne de Banyuls-sur-Mer à Marseille.
J'ai peu d'expérience en voile, très peu même. Il y a deux ans à peine, je ne savais pas comment hisser une voile et aujourd'hui me voilà avec la responsabilité de 3 vies à bord d'un vieux gréement de vingt deux tonnes. J'avais bien quelques bases, dix ans plus tôt lorsque mes parents rendaient visite à ma famille en Espagne, mon père m'avait enseigné les manœuvres de base sur de petits hobicats de de 3 mètres 50 de long. Même si dans mes souvenirs, on passait plus de temps dans l'eau que sur le voilier.
Heureusement pour le reste de l'équipage, ces deux dernières années, j'ai passé la meilleure formation pour toute personne qui souhaite apprendre la voile : la rénovation du Skjoldnaes. J'en connais chaque millimètre, chaque bordée, chaque varangue, chaque engrenage des winchs, le moteur, les voiles, les drisses. Il n'y a pas meilleur apprentissage que de tout démonter et remonter.
Lors des premières sorties avec le Skjoldnaes, je restais à côté de mon père qui tentait de maîtriser l'engin. Lors des 5 premières sorties, on a eu 5 pannes, on s'est échoué deux fois, on a du sortir les voiles en catastrophe deux autres fois pour éviter de foncer dans des catamarans valant plusieurs millions, et j'en passe. Petit à petit, réparation après réparation, on a commencé à maîtriser le voilier, et moi à prendre mes marques. En novembre 2023 je faisais mon premier appontage et en mars 2024 ma première sortie en tant que capitaine du Skjoldnaes.
Un an plus tard, mes compétences en voile ne sont plus le centre de mes inquiétudes. Ni celles d'Eden, Lisa et Anaëlle, en qui j'ai une totale confiance, tant ils sont débrouillards, apprennent vite et savent gérer les gros moments de stress. Eden, c'est mon compagnon de cordée, de bêtises en haute altitude et mon meilleur ami. Sa présence me rassure énormément, on se comprend en un coup d'œil. Dans les moments de stress, il sait rester doux tout en étant efficace, rassurer les autres tout en résolvant les problèmes.
La veille du départ, Anaëlle est la dernière à nous rejoindre. C'est la doyenne de l'équipe, mais c'est aussi la. plus grande âme d'enfant. Sa grande passion, c'est de se lancer des défis dans des domaines qui lui sont (presque) nouveaux. C'était le cas lorsqu'elle a navigué en kayak le long de la côte Méditerranéenne entre l'Espagne et l'Italie, c'était aussi le cas lorsqu'elle a créé son spectacle "tout sur ma mer" et c'est le cas aujourd'hui pour notre périple à la voile.
Par miracle, on a réussi à finir sa couchette avant son arrivée. Ce n'était pas gagné, avec Lisa, on a rénové tout l'intérieur du voilier en moins d'un mois. Destruction de cloison, construction d'armoire, peinture, fabrication de coussins, cuisine... Le tout uniquement en récup ou seconde main, car c'est la spécialité de Lisa. Lorsque je l'ai rencontré il y a deux ans, elle me proposait des plans peu communs : Travailler avec elle sur des décors de cinéma. Pour ceux qui pensent que c'est un métier stylé, c'est vrai... si on est masochiste. Voici une journée classique sur le décor de "Manouchian" : levé 5 heure du matin pour aller récupérer une poussette des années 30, puis direction l'autre côté de l'île de France pour charger 4 armoires de 200 kilos chacunes (j'exagère à peine), trouver des faux dossiers dans sa caverne d'halibaba (un box qui vous tombe dessus si vous avez le malheur de l'ouvrir. Fin de la journée à deux heures du matin, après avoir fait un Tetris grandeur nature dans un parking glauque pour tout faire entrer dans le camion. Un date classique avec Lisa. Je suis tombé amoureux dès la première fois. Mais ce n'est pas pour ça qu'elle fait partie de l'équipe.
Lors de chacune des escales, on a prévu de construire des low-tech et de permettre aux curieux de les tester avec nous. La low-tech, ça vient de "basse technologie". C'est l'idée de repenser les objets ce qui nous permettent de vivre de la recherche de la matière première à la fin de vie en passant par leur utilisation, pour qu'ils soient le plus respectueux de l'environnement possible. Pour le dire à notre manière, le but est de se marrer à créer les outils de la vie de demain. Un four solaire, un pédalier qui produit de l'électricité ou qui fait tourner un mixeur, un frigo du désert, des plantes qui grimpent partout, vous m'avez compris. C'est comme ça que l'équipage c'est construit : des rêveurs, des couteaux suisses (qu'on devrait d'ailleurs appeler couteaux Belges), des spécialistes de la construction alternative et de la seconde main, des schlagues puisque chez nous c'est un compliment.
Le jour du départ :
Six heures. Le réveil d'Eden sonne mais s'éteint aussi tôt, je crois que personne ne dormait. Autour du petit déjeuner, la table est très calme. On a tous conscience que malgré un temps qui s'annonce clément le Skjoldnaes est un voilier spécial, il a bientôt 90 ans.
Deux coups de "horn" comme c'est marqué sous le bouton du klaxon, pour prévenir le port de notre départ. Le vent de la liberté. Le soleil levant des chanceux et des lève-tôt. Une légère boule au ventre au sortir de la digue qui nous sépare de l'immensité, ou nous avions eu la peur de notre vie quelques mois plus tôt. Légère houle. Vent réel Cinq nœuds. Vitesse surf un virgule deux nœuds. La mer.
Avancer au ralenti à la voile est parfois pire que de se retrouver au beau milieu d'une tempête, surtout sur un voilier de vingt tonnes, qui imite le mouvement d'une pendule. A son époque, cela aurait au moins permis de donner l'heure, mais aujourd'hui nous avons des montres. En soixante tics-tacs, les quatre marins d'eau douce à bord du Skjoldnaes sont malades. Le café n'y change rien. On a 35 miles nautiques à faire, le vent et les vagues vont se lever ce soir, je décide donc de démarrer le moteur, à contre cœur. Le mouvement pendulaire devient supportable lorsque l'on avance, drôle de métaphore.
Deux heures plus tard, nous passons le cap Leucate, et comme par magie, Elos nous envoie une légère brise pour nous récompenser. Cela peut sembler idiot à l'heure ou des voilier font le tour du monde en 45 jours, mais pour nous, c'est déjà une grande réussite. Le Skjoldnaes n'est pas le plus rapide ou le plus facile à prendre en main, mais il nous transporte dans son univers en deux vaguelettes. Il fait l'éloge de la lenteur, de la douceur. Il se couche légèrement sous le vent, voilant légèrement le soleil pour que l'on puisse s'assoupir. D'ailleurs, il est midi. Le réveil matinal et la houle ont eu raison des matelots, qui dorment tous paisiblement sur le pont, à l'ombre des voile. Il ne reste plus que moi à la barre.
Une brise porte maintenant le voilier, qui, parfaitement réglé, atteint les cinq nœuds sous huit de vent établi. J'arrive maintient mon cap sans même toucher à la barre, en utilisant le yankee, notre voile gréée sur le Beaupré (en jouant sur la tension de la voile d'avant). Eden, sentant que le bateau prend de la vitesse, sort de ses rêveries pour m'aider à manœuvrer. Six nœuds ! Six virgule quatre ! Six virgule six ! Sept ! On a fait sept noeuds !! C'était quoi déjà notre record Arthur !?
C'était Sept virgule six. Un jour de tramontane ou l'on aurait pas du sortir. Sous des rafales à 40 noeuds, on ne controlait plus rien. Le voilier était si penché qu'on ne tenait plus debout, les haubans, ces câbles qui retiennent le mâts, se détendaient à vue d'œil. On avait finalement rejoint le port, se promettant de ne plus jamais se laisser s'emballer par l'adrénaline de la vitesse. C'était pourtant seulement un an plus tôt.
Toutes voiles dehors, le voilier surfe sur les vagues comme jamais. Tout l'équipage se cramponne, le vent se lève peu à peu. L'excitation du record battu, les Pyrénées qui s'approchent, la promesse d'une arrivée avant la tombée de la nuit nous font oublier qu'à bord du Skjoldnaes plus que n'importe quelle embarcation l'humilité est vitale.
Dix huit heures. Une rafale soudaine couche le voilier. Penché à plus de 30 degrés il est quasiment impossible de réduire la voilure. Nous aurions du le faire plus tôt. Les vagues de la méditerranées sont cassantes, trop fréquentes, elles heurtent le flanc bâbord, laissant des sceaux d'eau nettoyer notre pont pourtant déjà très propre. Le vacarme assourdissant des voiles et du vent nous empêche de communiquer. Heureusement, il y en a un avec qui je n'ai pas besoin de parler. Eden me rejoint en pied de mat pour essayer d'affaler les voiles. Pendant ce temps, Lisa, effrayée, tient héroïquement la barre, priant à haute voix pour que l'un de nous ne passe pas par dessus bord. La grand-voile affalée, il ne nous reste plus que le Yankee à descendre. Le Yankee, c'est la voile qui équilibre le bateau, si une bourrasque trop importante s'y engouffre, le voilier devient incontrôlable. Seul problème, l'enrouleur (outil pour ranger la voile sans la descendre) est bloqué. D'un regard, Eden comprend que je vais devoir l'affaler. Si on ne la tient pas à la main, elle sera incontrôlable, il n'y a donc pas le choix. Tenir une voile à la main lorsque les rafales montent à 25 noeuds, c'est quasiment mission impossible. C'est comme retenir un camion de dévaler une pente après avoir oublié de mettre le frein à main. Eden s'enroule autour du Yankee, scellant son destin à celui du morceau de tissu. Centimètre par centimètre, je descend la voile de de dix huit mètres voyant mon ami se faire balader dans tous les sens par le Yankee en colère. Une fois la voile déventée, on reprend le contrôle sur la situation, sans blessé, sans dégâts. Mais à la voile plus que dans n'importe quel autre domaine, les frayeurs laissent des traces. En tant que capitaine, c'était ma responsabilité d'anticiper la montée du vent.
Vingt-deux heures. On est tous épuisés. Le cap Béar derrière nous, il ne reste que quelques miles avant Banyuls. En rangeant les voiles, Anaëlle fait tomber la baume d'artimon (notre deuxième mat) sur ma tête, mais je n'étais plus à ça près. L'entrée du port est exigüe, et après plus de 17 heures de concentration, l'erreur est facile. Mais heureusement, des voisins nous aident à accoster et le bateau s'arrête enfin, pas vraiment à la place prévue par la mairie, mais nous pouvons enfin mettre pied à terre.


